Le passeur de temps
Il ne vit pas dans la bonne époque. C'est ce que j'ai pensé la première fois que je l'ai vu. Monsieur vit seul. Il ne s'est jamais marié. Il habite une petite maison de village, l'ancienne épicerie que tenaient ses parents et grands-parents avant eux. Je m'y rends tous les quinze jours pour son contrôle d'anticoagulants. Toujours le mardi et toujours à la même heure. Les papiers sont sur la table, bien rangés avec la carte vitale au-dessus. J'ai à chaque visite, une impression de déjà-vu. Rien ne bouge, tout est à sa place. Lui aussi ne semble jamais bougé, c'est ce qui fait son charme. Le contact est amical, mais entre nous, toujours une certaine distance. On discute le temps du soin, jamais plus, jamais moins. C'est comme ça. Il a ses habitudes et ne changera pas.
Que fait-il le reste de la journée ? Le midi, il mange au restaurant du village, toujours à la même heure, toujours à la même table. Il s'y rend à pied lorsqu'il veut faire un peu d'exercice ou avec sa vieille voiture toujours impeccable. Je le croise souvent en rentrant chez moi. Je lui fais un signe de la main ou des appels de phares. Lui, toujours un signe de tête mais c'est déjà beaucoup. Il n'a pas l'habitude de voir du monde, voilà tout. Il est seul et sa vie réglée comme du papier à musique lui suffit. Il ne veut ou ne peut désirer autre chose. Je l'imagine dans les années soixante à bord de sa petite auto, allant manger au restaurant tous les midis. Dans mes pensées, il est exactement comme aujourd'hui. Comme s'il avait la capacité de traverser le temps sans changer. Pour lui, point de 4G, de satellite, de montre connectée. Non, rien de tout cela, la tranquillité d'une vie simple, sans bruit, avec la solitude pour compagnie, voilà ce dont il a besoin.
C'est cela aussi travailler en libérale : voir des gens dont la vie simple peut nous dérouter, mais nous interroge également sur la nécessité de nos vies connectées. Serions-nous moins heureux sans tous ces artifices ? Non, je pense que non et heureusement !