À la force de ses bras...
-"Faut laisser mon père à la maison" m'a-t-il crié dans les oreilles.
J'avais beau lui expliquer que je comprenais, rien n'y faisait. Il répétait inlassablement qu'il gérerait la situation jusqu'au bout. Jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au décès du père, du patriarche. Rien ne semblait le détourner de son point de vue.
-"Vous ne comprenez pas, ni le médecin, ni vous les infirmières, c'est à moi de m'en occuper. Mon père, il veut rester chez lui, sur ses terres."
Je le comprenais. Le vieil homme désirait finir ses jours à l'endroit où il était né, dans sa maison délabrée, sur ce petit bout de terre où il avait passé sa vie.
Seulement, le bout de terre était au bout du monde et la maison ne ressemblait guère à un nid douillet. Le père au tempérament explosif souffrait, ne se levait plus. Ce qui n'arrangeait rien à son caractère déjà difficile. Le fils gérait toute la maisonnée tant bien que mal.
S'occuper de ses parents dans leurs derniers moments n'est pas chose facile. Surtout lorsque l'on a une exploitation à faire tourner et personne pour nous aider. L'agacement, la fatigue et l'alcool étaient en train de prendre le dessus. Rien n’y faisait. Le fils voulait malgré tout s’occuper de son père. C’était sa mission. Il fallait continuer.
J’essayais de lui expliquer qu’il avait le droit lui aussi de craquer, qu’il avait le droit de dire stop sans se culpabiliser. Il ne comprenait pas et répétait inlassablement que son père voulait finir ses jours dans sa maison et que lui, son fils se devait de l’aider. Il n’avait pas le choix. Il le disait en criant. C’était en fait contre lui qu’il criait, contre cette vie difficile, contre son père qu’il voyait diminué, contre le désespoir de perdre celui qu’il aimait malgré tout.
Être accompagnant est l'une des choses les plus difficiles à assumer. On doit être là aux côtés du malade qui n’est pas un étranger mais un parent, un mari, un fils. On doit s’occuper de lui, le voir nu, diminué et l’on doit passer au-delà de la filiation pour accompagner. À cela, s’ajoute la fatigue que l’on ne peut pas exprimer et dont on a honte. À cela, s’ajoute l’angoisse de l’avenir, car une fois l’autre parti, qu’est-ce qu’il restera ? Qu’est-ce que l’on fera pendant ces longues journées qui étaient remplies du soin de l’autre ? Peut-on dire stop sans culpabiliser ? Oui bien sûr, on a le droit de faillir, de ne plus pouvoir continuer. On a surtout le droit de demander de l’aide et de passer le relais ne serait-ce que partiellement.
J’ai discuté bien longtemps avec ce fils, je ne l’ai pas convaincu ce jour-là. Il est reparti s’occuper de son père même si sa vie foutait le camp. Le père a fini par accepter l’hospitalisation, trop de douleurs à supporter. Il n’est pas revenu chez lui. Le fils a continué à s’occuper de son exploitation et j’espère de tout cœur qu’il ne s’en est pas voulu.