Éloge du soir...
La tournée du soir a toujours eu une saveur particulière, surtout lorsque l’hiver pointe le bout de son nez. Je l’aime et la déteste à la fois. Je l’aime parce que la nuit a quelque chose de mystérieux. Je la déteste souvent aussi, parce que, une fois posée bien au chaud au coin du feu, je traîne souvent des pieds pour repartir : pas envie d’affronter le froid du dehors, envie de rester pelotonner à la maison.
La tournée débute de jour, et au fil des heures et des visites, la nuit s’installe. J’assiste tous les soirs au coucher du soleil. Jamais en entier, non, un coucher entrecoupé de tranches de vie.
Le crépuscule arrive peu à peu. J’allume mes phares. Je plisse les yeux car « entre chien et loup », la visibilité s’amenuise. La route noire et déserte se dresse devant moi. Je lance un juron en croisant un véhicule plein phare qui m’éblouit au passage. Comme au petit matin, dans l’habitacle, la lumière naturelle a fait place à la toute petite lumière du tableau de bord. Les émissions du soir s’enchaînent à la radio. La voix du présentateur résonne dans le silence de la nuit. Aucune lumière, du noir, du noir toujours du noir. La prochaine maison est comme un phare perdu au milieu de l’océan. Avant de frapper à la porte, je jette un coup d’œil par la fenêtre éclairée : à l’intérieur, le spectacle de la vie quotidienne : la télé allumée ou la préparation du repas. L’ambiance feutrée du soir est accueillante. Les patients attendent mon passage avec impatience.
Au prochain arrêt, je dois traverser à pied le jardin plongé dans l’obscurité. Je ne traîne pas et suis le chemin éclairé par la lumière de mon portable. Tout autour, le noir et les bruits de la nuit m’encerclent. Une pointe de peur enfantine m’envahit, je continue malgré tout et approche de la maison éclairée. La lumière extérieure est allumée pour ma venue, « Bonsoir, c’est la petite infirmière… ».
Pour certains, la nuit apporte son lot d’angoisse et d’inconnu. Je ferme les volets chez la petite dame qui a peur de tomber en sortant par la porte-fenêtre. Je rassure comme je peux celui qui, une fois la nuit arrivée, sent la mort approchée. Je quitte le paysan, le laissant seul au milieu de sa ferme isolée avec pour unique compagnie un bol de soupe. Je referme les portes, abandonnant mes patients à leur solitude et leurs angoisses. Mais je dois continuer, rendre une dernière visite avant le nouveau jour.
La tournée se termine enfin, je descends la petite route et vois au loin une maison éclairée. La dernière où je me rendrai ce soir. Je m’approche, gare ma voiture, traverse le jardin, ouvre la porte et rentre enfin chez moi. Je dépose mon costume d’oiseau de nuit qui m’attendra à l’entrée, jusqu’à la prochaine tournée du soir…