Quatre mots...
-« Ti, ti, ti ». Je pose un regard sur mon portable qui vient de sonner. Un nouveau message. Je ne m’arrête pas, je regarderai plus tard. Je continue mon petit bonhomme de chemin, rêvassant au volant de mon bolide. La matinée commence en douceur. La tournée est plus calme. La route déserte se dresse devant moi. Je suis seule au milieu de la campagne et je m’y sens bien.
Un peu plus loin, je m’arrête, gare ma voiture devant mon prochain patient. Avant de descendre, je jette un œil à mon portable. Je parcours rapidement le petit texte et mon sang se glace : « papa dcd ce matin ». Juste ces quelques mots, envoyés comme un uppercut en pleine poire.
Je savais que son état s’était dégradé depuis quelques jours. L’hospitalisation au départ anodine s’était prolongée, transformant une absence de quelques jours en de longues semaines où le retour semblait de plus en plus incertain. Il avait tiré sa révérence après des années de combat. Il s’en était allé sur la pointe des pieds, dans le lit froid d’une chambre d’hôpital.
Il n’était pas le plus attachant de mes patients, mais pas non plus (loin de là) le plus désagréable. Et surtout, je m’y rendais depuis de longues années, tous les jours depuis de longues années. Cela crée des liens, tous les jours. Avec lui et avec sa famille. Chacun avait pris ses marques et ses habitudes.
Je ne regarderai plus sa maison de la même façon. Lorsque le soir, je passerai devant, j’aurai le réflexe de mettre mon clignotant pour tourner dans le jardin. Je me dirai : « ah, non, mince, c’est vrai…. »
Le temps passera, le réflexe disparaîtra mais je continuerai à jeter un regard vers la porte d’entrée qui restera définitivement fermée. Je m’y rendrai occasionnellement pour une prise de sang ou autre chose mais ce ne sera plus comme avant. Celui que je soignais depuis de longues années, ne sera plus. Il aura disparu, évaporé et il ne restera de lui qu’une photo posée sur une cheminée.
« Papa dcd ce matin ». Quatre mots qui résonnent dans ma tête. Je reste, un moment, sonnée, assise dans ma voiture. Comment peut-on s’habituer à ça ? Comment peut-on continuer à avancer en souriant ? On ne s’habitue pas, mais on avance quand même parce qu’il le faut. Je dois continuer. Je sors de ma voiture et me jette dans l’arène. C’est cela que je ressens, une tournée comme un long combat parce qu’il faut faire bonne figure.
La matinée avait pourtant bien commencé. La tournée était plus calme. Je rêvassais au volant de mon bolide. Maintenant, je ne rêvasse plus. Je suis sonnée, et je termine ma tournée avec pour compagnie le souvenir douloureux de mon ancien patient. Un de mes plus anciens, un de ceux qui m’ont accompagné dès le début de ma vie d’infirmière libérale.
Quatre mots comme un coup de poing et c’est une page qui se tourne…