Le moment présent (texte pour l'infirmière magazine)
Je suis accroupie face à elle. Je ne la regarde pas, je regarde son avant-bras. Je me concentre sur la veine à ponctionner tout en discutant mollement de tout et de rien. Je pense au geste à effectuer et à rien d'autre. Je réponds distraitement à ses questions : "oui, j'ai des enfants", "non ça va merci, pas de café", "vous recevrez les résultats demain ou après-demain", " depuis bientôt vingt ans et dix ans en libéral". Pendant toute la durée de la prise de sang, les questions fusent et je commence à avoir du mal à contenir mon agacement : marre de l'interrogatoire de sept heures du matin !
Au moment de me relever, je croise son regard. C'est un regard doux qui met en confiance. Je lui souris et lui demande si elle peut me donner sa carte vitale et sa mutuelle afin de noter les informations pour le laboratoire.
" Vous savez, ça me dérange pas les piqûres, par contre ma fille, elle détestait ça. C'est qu'elle en a eu la pauvrette. "
Comme je la regarde sans rien dire, elle continue :
" Elle est morte depuis plus de quarante ans et elle me manque toujours autant. Vous savez un enfant, on ne le remplace pas. Il est toujours là avec nous. Elle aurait cinquante ans aujourd'hui. Il n'y a pas un jour où je ne pense pas à elle, surtout depuis que je suis seule."
Nous sommes assises face à face, je remplis les papiers mais cette fois, je l'écoute attentivement. Je la regarde et elle me raconte la maladie, l'hospitalisation puis le décès de sa fille unique. Elle me raconte cela d'une seule traite, un peu comme une récitation, parce qu'elle a dû le faire des centaines de fois. Malgré toutes ces années, j'entrevois une larme au coin de ses yeux, une toute petite larme mais une larme quand même. Les pleurs, il n'y en a plus. Ses yeux sont secs d'avoir trop pleuré. Il n'y a plus qu'une petite larme qui reflète toute l'immensité de son chagrin. C'est tout ce que ses yeux peuvent donner.
" Vous savez, la peine elle est toujours là. On s'habitue à elle, c'est tout. Moi, la peine, elle a remplacé ma fille. "
Le temps s'est arrêté. Je ne pense à rien d'autre qu'à l'écouter parce qu'un être qui a côtoyé la mort de si près, ça vous apprend la vie. Ça vous remet les idées en place et vous fait revenir à l'essentiel.
En m'en allant, elle me lance un : " merci d'avoir pris le temps " qui me casse les guiboles parce que c'est plutôt à moi de la remercier pour ce moment de confidence spontanée qui, malgré la peine, me regonfle le coeur. Merci de me montrer que l'essentiel est là autour de nous, pas en arrière ni en avant. Non, juste là au moment présent.