Souvenir de service [2]
On n'oublie pas cette première fois, cette toute première fois où la vie s'en est allée sous nos yeux. Cette première fois où l'on était l'infirmière du service et où la mort est arrivée.
Je venais d'être diplômée : premier poste, premières semaines. Je menais ma barque tant bien que mal quand patatras, je n'ai rien pu faire. Une dame âgée est arrivée un week-end pour une détresse respiratoire sévère. Elle est restée quelques heures puis plus rien. L'existence, son existence s'est faite la malle brusquement. Je suis restée sur le seuil de la porte à regarder ce corps sans vie, ce corps que je ne connaissais pas ou presque. Nous n'avions pratiquement pas échangé mais elle a été la première et cela m'a fichu un sacré coup. Je me revois perdue, téléphonant à droite et à gauche pour trouver le médecin, puis je me rappelle de la famille qui est arrivée et qui pleurait beaucoup parce que même si la dame était très âgée, elle était leur mère et une mère, on n'en a qu'une. Ils sont restés tout le temps à côté d'elle, puis nous avons emmené le corps : lit grinçant dans les couloirs, ascenseur, sous-sol et la pièce, cette pièce si particulière. Pendant le trajet qui m'a paru une éternité, je regardais à peine la collègue qui m'accompagnait, de peur qu'elle ne devine mon trouble. J' évitais de regarder le corps aussi parce que c'était le premier et que je n'imaginais pas ce sordide trajet.
Nous l'avons laissé là puis nous sommes repartis avec le lit vide que l'on a remis dans la chambre désormais vide. La famille était déjà partie. J'ai terminé ma journée puis je suis rentrée chez moi. En montant l'escalier qui menait à mon appartement de l'époque, je me suis assise et j'ai pleuré dans la pénombre de l'étroit couloir. J'ai pleuré à cause de cette première fois qui m'avait chamboulée et ce, malgré toute la théorie enseignée quelques mois auparavant, lorsque, installée à mon bureau de l'IFSI, j'écoutais la monitrice faire son cours sur la façon de gérer un décès en service. Cette satanée théorie qui ne peut en rien expliquer ce sentiment d'impuissance, cette réalité qui saute au visage, la simple réalité de perdre quelqu'un.