Ceux qui restent
Je coupe le moteur de ma "batmobile". L'heure tourne à plein régime ce matin : se dépêcher, rejoindre la pharmacie à grandes enjambées pour poser à temps mes boîtes de prise de sang et reprendre la route. Traversant la place à petites foulées, j'entends que l'on m'appelle. Je me retourne brusquement et la vois. Cela fait un bon moment que l'on ne s'est pas croisé et son sourire m'accueille à bras ouverts. Elle me dit qu'elle m'a vue au loin marchant à vive allure et qu'elle s'est approchée parce qu'elle avait envie de me saluer. Elle me demande des nouvelles de mes collègues et, moi de son fils. Son visage s'assombrit : "Il est loin et ne vient pas souvent depuis que son père est parti". La petite place se charge d'un nuage de tristesse et ses yeux se remplissent de larmes. D'une voix à peine audible, elle me raconte le désespoir d'être seule et l'isolement qui est désormais son quotidien. C'est un peu étrange de parler de tout cela sur cette petite place, au milieu d'un ballet de voitures et de passants. Elle me parle de sa peine et sourit malgré ses yeux rougis par le chagrin. Le chagrin, c'est tout ce qui lui reste maintenant qu'il est parti. Lui, c'est son mari, courageux combattant d'un crabe géant qui, après une bataille acharnée contre la maladie a déposé les armes. Avec mes collègues, nous nous sommes relayées à son chevet tous les jours pendant plusieurs semaines jusqu'à la fin alors, forcément cela rapproche. Nous avons ensuite continué notre chemin : nous, nos tournées et, elle son chemin de croix. J'ai souvent pensé à lui et à elle aussi, me promettant d'aller la voir mais, les jours passant, je n'ai pas pris le temps de faire un crochet par chez elle. J'ai continué à courir dans tous les sens, me préoccupant d'autres patients, d'autres familles.
Nous sommes au milieu de la place et pour quelques minutes, le temps a ralenti sa course folle : je la vois pour la première fois comme "celle qui reste", celle qui doit continuer à avancer, celle dont le chagrin est comme un boulet accroché à la jambe et contre lequel il faut lutter pour ne pas être entraînée vers le fond.
"Je n'ai plus personne maintenant et c'est cela le plus dur. Se retrouver seule alors que rien ne m'avait préparé à cela !"
Au milieu de cette petite place, alors que la pluie commence doucement à tomber, les mots de cette femme résonnent dans la fraîcheur de l'automne.
Il y a peu de place pour ceux qui restent : ils combattent aux côtés du malade de toutes leurs forces puis plus rien, le vide. Cela demande du temps, cela demande du courage pour réorganiser sa vie. Il faut repartir de zéro, réapprendre, trouver d'autres repères pour continuer à avancer.
Celui qui reste est comme un gardien de but qui protège sa cage. Le ballon lui arrive en pleine poire, il s'élance déployant ses bras mais le ballon va trop vite et sa puissance est trop forte. Le ballon atterrit au fond de la cage, le gardien tombe la tête la première dans la terre et doit maintenant se relever, seul. Je n'aime pas le foot mais c'est à cela que je pense lorsque j'entends ses mots : "ceux qui restent" comme des gardiens de but qui doivent trouver la force de se remettre debout.
Le temps reprend son cours et nous nous quittons chaleureusement. Je reprends le chemin de ma tournée et elle, celui de sa vie. Je la recroiserai certainement au détour d'une place ou lorsqu'elle aura besoin d'une infirmière. Je sentirai ce lien qui nous unit. Celui que nous partageons, nous les soignants lorsque nous intervenons dans l'intimité d'une vie qui s'échappe. Celui que nous partageons avec "ceux qui restent".