Journal de re-bord semaine 1

Publié le par La petite infirmière

Journal de re-bord semaine 1

 

Jour1

 

Aujourd’hui premier jour du reste de notre vie, je me suis sentie :

-motivée et pleine d’entrain parce que je ne veux pas me laisser submerger, parce que je préfère me répéter « qu’ils n’auront pas ma haine » (« ils » signifiant « toute cette période merdique que l’on vit actuellement »), comme le titre de ce très beau livre. Je me répète cela comme une espèce de Mantra (c’est comme cela que l’on dit quand on est maître yogi) lorsque je sens que la réalité quotidienne m’envahit . Parfois cela marche, parfois non, mais je continue pour toutes les fois où cela marche...

-agacée quand j’ai entendue à la radio que la Fnac restait ouverte mais que les libraires indépendants : non. Tout ça parce que la Fnac vend des ordi (utiles au télétravail), mais pour le coup aussi des livres. Cela s’appelle de la concurrence déloyale !

-réchauffée quand je suis rentrée dans cette maison qui ressemblait davantage à un sauna qu’à une fermette. Dès que j’ai posé un pied à l’intérieur, j’ai eu la vague impression de ressembler à un cochon grillé auquel on aurait crevé les deux yeux (je n’y voyais que dalle à cause de la buée qui avait envahi mes lunettes, buée dûe en majeure partie au masque ffp2 que j’avais sur le pif, mais également au poêle qui dégageait une chaleur de dingue !).

-désabusée quand j’ai réalisé que l’on n’était pas, mais alors pas du tout sorti de l’auberge et qu’il fallait que l’on fasse une sacré stock de blouses et de gants si on voulait faire face ! 

-philosophe parce que dans de telles périodes on se pose tout un tas de questions existentielles : qui suis-je ? Où vais-je ? Que vais-je préparer à manger ce soir ? Va-t-on regarder Koh-lanta (la petite n’arrête pas de nous tanner avec cette émission) ou Le parrain 2 (parce que l’on a voulu revenir aux basiques), mais pour cela il faut que la hobbit aille au lit sans un mot et ce n’est pas gagné ! 

 

Jour2 

 

Le jour se lève, le soleil pointe le bout de son nez et la lune énorme et pleine lui fait de l’ombre. Dur de partir travailler, de mettre ce masque qui serre comme si le visage était écrasé en continu contre une vitre, d’avoir par moment ce petit truc coincé dans la gorge et le cœur qui palpite quand la tournée prend une allure de balade en formule 1 (avec au volant : Lewis Hamilton !). Alors, je me concentre sur autre chose, les mains serrées sur le volant. Je pense à ce soir et à la tête de la gamine qui, depuis qu’on lui a dit que l’on fêterait quand même Halloween, garde un sourire continu (on dirait le Joker, c’en ait limite flippant !). Au départ, elle devait organiser une petite fête avec quelques copines, toutes plus déguisées les unes que les autres. Y’en aurait eu des princesses citrouille et des sorcières ! Je ne vous raconte pas la gueule de la terrine lorsqu’on lui a dit que la fête tombait à l’eau, rapport au confinement et tout ça ! On en a discuté en haut lieu et on a décidé après conseil de guerre familiale que l’on maintenait la fameuse soirée mais juste entre nous. Nous allons donc décorer, nous déguiser, manger des bonbons en regardant un film qui fait peur (mais pas trop), danser sur Thriller et peut-être faire même une messe noire pour faire fuir toute la merdouille ambiante. Si ça peut faire sourire la gamine, je suis prête à tout ! 

 

Jour3 

 

Hier soir on s’est créé des souvenirs en barres. On a dansé comme des malades sur Thriller (personnellement je n’ai jamais réussi à faire le moindre moonwalk (j’ai au mieux l’air de traîner des pieds), mais mon colonel en chef a passé son enfance à danser sur le roi de la pop et même si physiquement parlant il ressemble autant à Mickael qu’un bouledogue ressemble à un caniche, on s’y est cru. Il nous a ébloui de lancers de jambes et de balancements d’épaules, le tout en couinant des «i-i » digne de son idole d’adolescence ! On a mangé des bonbons, un gâteau moche mais bon (comme dirait un candidat du « meilleur pâtissier » : « j’ai tout misé sur le goût !) et on s’est maté « chair de poule ». On s’est même dit qu’on allait peut-être transformé tout ça en tradition familiale et j’ai fait promettre aux grands que toute leur vie durant, ils viendraient fêter le 31 octobre chez leur môman et pôpa et que l’on regarderait « chair de poule » après que leur père est effectué son moonwalk habituel ! Maintenant, je suis dans ma voiture par delà les routes et les chemins, arrêtée sur le bas côté pour écrire quelques minutes. Avec cette atmosphère lourde, j’ai l’impression d’avoir la mission de devoir à tous prix rester positive parce que la merdouille du moment va avoir raison du moral des gens ! Prendre soin en gardant le sourire et en les faisant sourire (avec des blagues débiles genre « coin coin c’est le canard qui arrive (rapport à mon masque ffp2) », ok je sors !) c’est peut-être aussi cela notre métier ...

 

Jour4

 

Y’a des jours où l’on aimerait mieux rester couché. Ce matin était donc une bonne matinée de merde. Tu sais celle où tu te lèves en retard, pas un gros retard, mais les cinq petites minutes qui te font palpiter le cœur dès le lever du jour. Celle où tu démarres ta tournée par une coupure d’électricité au moment même où tu sors les tubes pour prélever ta patiente. Celle où tu négocies dès 7 heures du mat’ avec autant de ferveur que si tu parlementais un traité de paix (« c’est pour votre bien, il n’y en a pas pour longtemps, une minute tout au plus et je vous laisse tranquille ! »). Celle où tu cours dans tous les sens et surtout après le temps. Celle où tu sais qu’à un moment donné tu vas être en retard. Celle où tu dois répondre aux appels téléphoniques entre deux patients parce que ton portable est devenu fou. Celle où tu dois gérer les urgences en plus du reste. Celle où tu te demandes si tu vas avoir assez de blouses, de gants et plein d’autres trucs qui te protègent un minimum. Bref, une bonne vieille matinée de merde comme tu les aimes. Alors en pleine tourmente, je me suis dit que je  n’étais pas seule en train de couler avec mon Titanic journalier. J’ai pensé à mes collègues qui en bavent aussi, à mes enfants qui ont repris le chemin de l’école en mode bal masqué avec une boule dans le ventre à cause de toute la merdouille ambiante, à ma soeur instit’ dans un quartier craignosse qui doit gérer la reprise, à tous les petits commerçants qui se demandent si on ne les prend pas un peu pour des cons... J’ai soufflé un bon coup... et j’ai continué ma route...

 

Jour5

 

Me voilà partie pour deux jours de repos bien mérités. Ce matin, j’ai trié tout un stock de matos périmé que je traîne dans ma voiture depuis une semaine. Ça plus le reste, je commençais à ne plus avoir de place pour m’asseoir ! J’ai concocté une petite boîte pour mini-hobbit avec des seringues, quelques compresses et un petit champ plus trop stérile. J’y ai rajouté une charlotte et quand la gamine s’est pointée après l’école, elle a poussé de petits cris aigus (qui voulaient certainement dire (enfin j’espère !) qu’elle était contente) en mettant ses deux petites mains sur sa bouche ! J’ai failli lui balancer que la remise des Oscars n’était pas pour ce soir (z’ont déjà pas mal à faire les américains avec l’élection présidentielle si on leur rajoute les oscars en plus...), mais j’ai préféré la regarder s’exciter comme une puce. Lui ai demandé si l’école s’était bien passée, rapport au masque et aux vingt-cinq mille lavages de mains mais elle avait déjà filé dans sa chambre son trésor sous le bras. Elle est ressortie cinq minutes après avec la charlotte, une blouse qu’elle m’avait piqué en loucedé et une seringue de 20cc à la main en couinant :

- alors c’est qui le boss ? C’est Bibiche ! 

- on dit c’est bibi d’abord !

Et la voilà qui me répond, un sourire au coin des lèvres :

- c’est pas bibi, c’est bibiche !

Après ça elle a tourné les talons et je l’ai écouté un bon moment depuis le salon qui parlait toute seule dans sa chambre :

-« oui, c’est pour une prise de sang, attendez je demande à ma collègue... » 

A un moment, je l’ai interrompu elle et tous ses amis imaginaires pour lui rappeler que c’était l’heure des devoirs.

- faut faire des devoirs pour être ton assistante ? 

- Ouais des tas ! Allez, grouille, plus vite fait, plus vite fini !

Faites des gosses, qu’il disait !

 

Jour6

 

Hier, j’ai découvert un trésor enfoui tout en haut du grenier. Je n’arrivais pas à mettre la main dessus depuis longtemps et puis, je suis tombée dessus par hasard en cherchant autre chose. Une boîte à chaussure avec à l’intérieur les bribes de mon enfance et de mon adolescence, des lettres de copines, des cartes d’anniversaire, des mots doux, quelques photos, des billets de concert, des cartes postales de groupes. Un voyage dans les années quatre-vingt-dix avec un tour de grand huit émotionnel parce que même si c’était hier, le temps est passé sacrément vite. Alors est-ce que c’était mieux avant ? Aujourd’hui, avec toute la merdouille ambiante j’ai envie de dire oui. Peut-être pas demain, parce qu’un jour cela ira mieux, mais aujourd’hui : oui, c’était mieux avant...

Pensée particulière pour mes mamies qui avaient de si jolis mots, pour Philippe mon tonton parti si jeune il y’a déjà si longtemps et pour Sophie qui m’a semblé tellement vivante a travers ses lettres d’adolescente lorsque comme par magie je me suis retrouvée le temps d’une page à ses côtés... Vous me manquez...

 

Jour7

 

On se sent encerclé de toutes parts par ce covidmachinbidule. Ce qui, il faut l’avouer (on ne va pas jouer les héros) devient carrément flippant. J’ai l’impression de marcher dans le brouillard sans voir plus loin que le bout de mes Stan Smith. J’essaie d’expliquer aux gens de faire attention sans les stresser parce que cela ne sert à rien, mais ce n’est pas évident. J’essaie de leur faire comprendre que ce serait bien qu’ils mettent un masque quand j’arrive chez eux, la plupart accepte volontiers, mais quelques-uns (peu heureusement) me regardent étonnés comme si je leur avais demandé de se balader en slip dans la rue ! Beaucoup me questionnent : « dites, y’en a quand même pas chez nous ? » / « vous savez, on m’a dit que monsieur Machin, savez celui qui habite au coin avait le virus, vous êtes au courant ? » / « vous pensez que l’on va en avoir pour combien de temps ? ». Je réponds en gardant un air mystérieux parce que je ne sais pas toujours quoi dire : « oui il y en a »/ « je ne sais pas pour mr Machin » (sous-entendu si je savais, je ne dirais rien !)/ « je pense encore un bon moment »... Ce sont vraiment des conditions particulières de boulot, épuisantes et uniques à la fois. J’essaie de faire bonne figure une fois franchi la porte de ma maison, parce que je veux pour les enfants que ce soit le plus simple possible, mais parfois l’énervement et la fatigue ont raison de ma bonne humeur ! 

Mini hobbit semble bien accepter le port du masque. Elle m’a dit en sortant de l’école : « oh, tu sais, ça va . Nous les enfants, on s’habitue à tout ! ». J’espère de tout mon cœur que ce soit vrai, qu’à la fin de tout cela, elle et les autres hobbits ne soient pas trop impactés, qu’ils se rapprochent les uns des autres sans mettre un mètre entre eux et qu’ils se touchent le plus possible. 

Les grands ont repris le chemin de l’internat. Pour combien de temps, on verra bien. Ils ont l’air de vivre toute la merdouille ambiante pas trop mal. Quand tu as quinze et seize ans, tant que tu es avec tes potes, la vie continue à rouler et c’est tant mieux...

 

Jour8

 

Je crois que je n’ai jamais autant aimé mon canapé qu’en ce moment. Toute la matinée je rêve de le retrouver à la fin de la tournée pour m’y étaler comme une grosse crotte en grignotant du fromage et en regardant un truc à la con à la télé. C’est une espèce de séance de méditation où je ne pense à rien. Un sas de décompression après une tournée plus que remplie. Laisser retomber la pression, se reposer, souffler avant de repartir quelques heures après. Je garde en tête « mon petit bonheur du jour » : la perspective d’un week-end de deux jours. J’en ai tout un tas dans mes poches de p’tits bonheurs, des choses simples comme regarder mini-hobbit descendre du bus après l’école, discuter avec ma grande de ses « cooooopiiines », sourire à mon grand guegnan quand il me demande comment ça va, caresser John-raclette et faire de l’accordéon avec ses bourrelets, zieuter mon colonel en chef (sans qu’il s’en aperçoive). Juste pour trouver la motivation nécessaire et me raccrocher à du positif...

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