Journal de re-bord semaine 3

Publié le par La petite infirmière

Journal de re-bord semaine 3

Jour 19

 

Je note les noms des patients sur mon agenda au fur et à mesure des sms de ma collègue en me disant que la fin de semaine risque d’être, comment dire,  rythmée. En attendant je suis en repos et j’essaie d’en profiter au maximum. Avec Bibiche, comme les grands sont en semaine d’école, on s’est fixé un jeu par jour. Aujourd’hui, c’était Halli Galli ou comment se faire broyer la main sur une sonnette (je ne vous explique pas les règles, ce serait trop long mais en gros quand tu trouves une somme de 5, tu appuies sur la sonnette et les autres joueurs aussi donc c’est pour cela que tu as mal à la main !). Finalement, on a joué que quelques minutes et après on faisait genre que l’on était de riches duchesses et que l’on sonnait notre serviteur (monsieur colonel en chef) pour nous apporter tout un tas de trucs. Le serviteur en question en a eu vite marre après deux montées-descentes d’escalier pour nous ramener boissons et trucs apéro à grignoter ! Il a ronchonné en disant qu’il ne s’appelait même pas Sébastien (nos serviteurs imaginaires s’appellent tous comme cela, allez savoir pourquoi !). Après cela, on a discuté « Sébastien » et moi de tout ce qui se passait, rapport à la merdouille ambiante. J’ai lancé des grands : « Oui, nos libertés en prennent un coup ! », la main sur le cœur et depuis il me surnomme le « William Wallace en carton » ! Ce soir, c’est soirée père-fille devant « Kung-fu panda » donc comme je ne suis pas conviée (ce qui entre nous m’arrange !), je passerai donc la soirée en tête à tête avec au choix : 1) des factures en retard (et il y en a un sacré paquet !) 2) mes personnages du roman inachevé (mais que j’aimerais bien achevé quand même !) 3) une bd (me reste que le dernier tome de Locke and key). Je pense que ce sera 2) (il faudrait) ou 3), mais le 1) je ne sais pas mais rien que d’y penser, j’en ai des frissons ! 

 

Jour 20

 

Ce soir, premier cours de gym en visio direct. J’ai transpiré comme une vache au milieu de mon salon en alternant course sur place/talons aux fesses/levés de genoux/jumping jack (un truc où tu sautes en écartant bras et jambes en même temps et qui, si tu as eu une ou plusieurs grossesses, te donne instantanément l’envie de faire pipi !) / grands mouvements de jambes comme si tu arpentais une patinoire en long, en large et en travers / coups de poings  dans le vide (ça y est, je sens l’âme de Rocky venir en moi. « Tiens dans ta gueule le covidmachinbidule ! »). Entre deux exercices, j’ai quand même réussi à sortir une série de gros mots qui ont déferlé tel un raz-de-marée à cause de une perte subite de connexion ! Du coup, j’étais là, comme une dinde à m’agiter au milieu de mon salon et à ronchonner des : « putain, fait chier cette cambrousse de merde » ! Quand j’ai pu me reconnecter, tout le monde était en train de s’étirer par écrans interposés et j’ai repris le truc en route tant bien que mal ! Le sport à la maison c’est bien, mais en groupe, je veux dire par là vrai groupe, c’est quand même mieux ! 

 

Demain, c’est reprise pour deux jours de boulot qui aux vues du nombre de noms inscrits sur mon agenda risquent d’être plus que rythmés. Presque autant qu’un cours de gym...

 

Jour 21

 

Ce matin alors que je sonnais à la énième porte, j’ai pensé à mon Ifsi et aux trois ans que j’avais passé là-bas. J’ai pensé aux week-ends travaillés à partir de la deuxième année quand je faisais des remplacements intérimaires en tant qu’aide-soignante. J’ai pensé à ce stage où j’avais l’impression de faire « pratiquement » partie de l’équipe. J’ai pensé que j’étais contente que ce soit fini même si ces trois ans et des poussières restent pour moi de belles années. Je n’ai jamais souffert pendant mes stages à l’exception d’un seul parce que l’équipe n’était pas une équipe mais juste des soignants qui se tirent dans les pattes (donc quand tu es au milieu tu te prends deux-trois balles !). J’ai eu de la chance, j’en suis consciente. J’aurais pu m’en prendre plein la gueule car parfois c’est cela qui se passe quand tu es étudiant infirmier. J’aurais pu faire ma formation pendant la sale période que l’on vit actuellement. Est-ce que j’aurais toujours eu l’envie de devenir infirmière après tout ça ? Est-ce que je serais allée en première ligne dans les services en me portant volontaire en tant qu’aide-soignante parce que mes études auraient été suspendues comme ce qui se passe en PACA pour les deuxième années ? Je n’en sais rien, mais en tout cas j’aurais, c’est certain, sûrement mal vécu le fait d’être si peu considérée ! Être étudiant ne veut pas dire être rien, être étudiant c’est se former, apprendre, acquérir une expérience pour devenir soignant. Les soignants de demain, ceux qui prendront soin de nous quand nous seront au fond de notre lit d’hôpital ! 

 

Jour 22

 

Aujourd’hui j’ai pu : échanger avec mon ado alors que je le ramenais du lycée ; avoir l’impression d’être habillée  normalement simplement parce que j’avais mis un Sweet à capuche sous ma blouse ; découvrir une nouvelle série qui m’a fait pouffer de rire et qui sera mon bol d’air du midi (modern family pour ne pas la nommer) ; me sentir tour à tour débordée-rassurée-débordée-rassurée ; finir le tome 7 de la version audio d’Agatha Raisin ; trouver le moyen de perdre ma  malette et retourner la chercher (en me demandant si Alzheimer n’avait pas pris possession de mon cerveau) chez l’avant-dernier patient en refaisant tout le chemin inverse (ça ne s’arrange pas, niveau santé mentale !) ; commencer la matinée en me demandant comment j’allais faire pour tout faire et savourer la petite victoire d’y être arriver ; descendre dans la nuit noire le chemin qui mène à ma maison en me répétant que j’étais enfin en week-end. 

 

Jour 23

 

La journée est évidemment passée à la vitesse de la lumière. Un samedi supersonique qui se finit au chaud dans le nid douillet de la maison. Avec le colonel en chef, on a bossé comme des manards au jardin : taillage des arbres pour l’un et assistante pour l’autre.  J’entends par là, récuperation des bouts de bois et construction d’une montagne de branches ! Après tout ça, on était comme deux petits vieux cassés de partout et j’ai répété un bon moment que « j’avais mal ci-j’avais mal là-non mais j’ai toujours un pet de travers-et ce serait bien d’avoir un jardinier comme John Rowland dans Desperate Housewives». Malgré mes plaintes, la miss de 15 ans et demi m’a rappelé que j’avais promis, juré, craché que l’on regarderait ensemble pour lui commander quelques trucs. On a fait un tour d’horizon de tous les sites aimés des ados. À chaque fois que je lui disais : « oh, ça c’est joli », elle me répondait :  « mais, maman, c’est moche ! T’es sérieuse ? ». Soit je n’y comprends plus rien (ce qui est, en fait, très possible !), soit la mode est pour le coup carrément moche ! Finalement la miss a trouvé son bonheur, ce qui a été un soulagement après une heure de recherche ! Un demi-heure de plus et je faisais une migraine ophtalmique avec toutes ces couleurs (quelles drôles d’idée ces pulls orange, jaune ou rouge qui pète ! ). 

Je ne sais pas pourquoi mais je sens que le week-end va se terminer en un claquement de doigts. J’ai pas fini de ronchonner des déchirants « j’ai pas envie d’y aller » à partir de demain midi !

Et si vous ne le savez pas : question de mode intemporelle : le noir, c’est la vie !

 

Jour 24

 

Dimanche matin ne rime pourtant pas avec factures ni logiciels ni mutuelles mais plutôt avec câlin, petits pains, enfantin. Pour ce dimanche matin c’était factures en retard, tiens ! Et franchement il s’en est fallu de peu pour que je prenne mon ordi à deux mains et que je le jette de toutes mes forces par la fenêtre à la manière d’un lanceur de poids moldave ! Non seulement la connexion internet avait décidé de jouer les petits bras (qui dit petits bras, dit rythme lent), ce qui a failli me faire piquer du nez sur le clavier tout chaud de mon ordi, mais en plus,  je me suis littéralement battue avec une mutuelle récalcitrante que je devait rentrer dans le logiciel ! J’avais beau mettre tous les chiffres et lettres que je trouvais sur la carte (que j’avais pris soin de prendre en photo, pas folle la guêpe !), rien n’y faisait ! Cela ne voulait pas marcher ! A un moment, j’ai même écrit « fuck » tellement j’étais désespérée. J’articulais en silence (vu que tout le monde dormait !) des mots tous plus gros les uns que les autres (c’est mon truc de relaxation les gros mots !). Au bout d’un moment, j’ai lâché l’affaire de la mutuelle fantôme et me suis attelée à facturer les soins qui se terminaient parce que je n’avais pas envie de passer mon dimanche là-dessus. J’étais partagée entre l’envie de m’avancer pour la semaine qui risquait d’être chargée et l’envie de me jeter sur le canapé que je zieutais depuis un moment ! Au bout de deux heures alors que Bibiche n’arrêtait de me tourner autour avec de déchirants « j’mennuiiiiie ! J’peux faire de la console ? », j’ai stoppé l’affaire de la paperasse pour éviter que ma fille ne devienne un légume devant « animal crossing » ! Je lui ai dit que s’habiller fissa et qu’on allait promener John Raclette (qui semblait aussi motivé par le fait de sortir que moi de faire des papiers !) ! Bref, tout ça pour dire que s’avancer pour la semaine c’est bien, mais que profiter c’est quand même franchement mieux !

 

Jour 25

 

05h30, je replonge quelques minutes dans le sommeil. Il fait froid dans le monde qui entoure mon lit et je n’ai pas envie d’en sortir. 

13 h, la tournée touche à sa fin. Aujourd’hui tout s’est à peu près déroulé comme prévu. Pas tout à fait, mais on s’est rapproché d’une matinée convenable. L’agitation ambiante semble se calmer légèrement. Le téléphone sonne normalement, les tests pcr s’espacent. Pour combien de temps ? On ne sait pas, mais cela fait du bien de souffler un peu. Pour l’instant avec mes collègues nous passons entre les gouttes, entre les rouleaux de la vague. La fatigue commence à peser sur les mollets et ce, même après un week-end de repos.

14 h, je rentre manger un bout avec les ados qui sont en semaine de télétravail, si l’on peut dire. 

16h45, je repars pour d’autres aventures en croisant Bibiche qui rentre de l’école avec son masque à palmiers sur le pif. 

-« À tout’ m’man. Tu rentres tard ? »

Je ne sais pas trop, cela devrait aller si tout se passe comme sur des roulettes mais en libéral, rien ne se passe jamais comme prévu. Je lui dis que l’on verra bien, mais que l’on continuera de lire ensemble ce soir lorsque je rentrerai. Je lui fais un signe de la main en montant dans la voiture. 

L’obscurité envahit la campagne, je me fond dans l’épaisseur de la nuit. Ici rien n’est éclairé. Je gare ma voiture en mettant les warnings et je prends mon portable pour illuminer mon chemin. J’ai l’impression qu’il est déjà minuit avec tout ce noir autour, j’enchaîne les kilomètres, suivant la route qui s’illumine sous les phares de mon bolide. À chaque étape, je lance des « à demain, bonne nuit ! » en souriant derrière mon masque. 

Je rentre enfin, descendant le petit chemin. La maison éclairée me guide à travers l‘obscurité. Je suis enfin chez moi.

 

Jour 26

 

Je ne vous reverrai pas. Vous êtes parti avant. Vous n’appellerez plus pour la prochaine prise de sang, ni pour les suivantes. Vous êtes parti avant. Je ne monterai plus les lourdes marches en pierre qui mènent à votre maison. Vous êtes parti avant.  Je sais qu’il y a un âge pour tout, mais à cinquante ans, ce n’est pas un âge pour mourir.  À cinquante ans, on fait des projets, on réalise ses rêves parce que l’on se rend compte que les années filent et que les retenir s’avère de plus en plus difficile. Des projets, vous en aviez plein les poches et jusqu’au bout vous vous êtes concentré dessus. Sans doute pour ne pas penser à autre chose. L’annonce de votre décès m’a laissé sur le carreau quelques instants. J’ai repris la tournée, avec une sensation étrange qui ne m’a pas quittée. On ne s’habitue jamais, vous savez. On fait avec, c’est tout. La mort est pour nous, soignants, une ombre qui vient régulièrement obscurcir la vie de nos patients, mais aussi la nôtre. Oui la notre, avec plus ou moins d’impact selon le lien. On n’est jamais indifférent, croyez-moi. 

 

Je ne vous reverrai plus, vous et votre personnalité flamboyante, mais je penserai à vous lorsque je traverserai le pont et que je lèverai les yeux sur votre château.... 

 

 

 

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