Que trépasse si je faiblis !
Ils habitent tous les deux une vieille demeure avec un parc immense. Deux petits vieux dans une énorme maison. À l'intérieur de ce qui ressemble à un petit château moyenâgeux : un escalier en pierre, des plafonds de quatre mètres, des cheminées plus grandes qu'un studio parisien, le tout encadré de murs défraîchis. Au milieu de ce mélange d'anciens nos deux anciens, le frère et la sœur se tiennent compagnie. À défaut d'une épouse pour l'un et d'un mari pour l'autre, ils se sont retrouvés pour finir leur vie ensemble. Ils forment un duo à la fois complice et compliqué. Ils se chamaillent souvent comme un vieux couple. Nous y allons, mes collègues et moi deux fois par jour pour donner les médicaments parce que prendre les comprimés, ce n'est pour eux pas très important, alors ils oublient.
Lorsque je vais dans cette grande maison froide, je sens malgré l'austérité des lieux une certaine chaleur. Les quelques minutes passées en leur compagnie sont agréables et drôles. Nos deux amis, pour le moins atypiques sont un savant mélange de vieilles traditions et de spontanéité. Je les imagine volontiers en Godefroy le Hardi et Frénégode de Pouille dans leur château isolé, avalant leur potion pour atterrir en 2016. Finis les serviteurs, la noblesse et les chevaliers. Ils sont désormais tous seuls, à observer d'un regard inquiet l'actualité d'un monde qu'ils ne comprennent plus. Ils sont décalés, perdus dans les pas d'une société qui avance trop vite.
Godefroy et Frénégode finiront certainement leur vie dans le château dans lequel ils sont nés. Ils n'ont pas d'enfants. Un neveu ou un cousin héritera des lieux. Le château sera certainement revendu car l'entretien est coûteux. Mais peut-être pas après tout, avec un peu de chance, il sera restauré, habité et ainsi perdurera l'histoire de cette longue lignée.
À la fin de ma visite, lorsque je franchis la lourde porte, les deux habitants n'oublient jamais leur traditionnelle consigne ("faites attention à la route", "n'allez pas trop vite"...). Un peu comme les recommandations que l'on reçoit de ses parents lorsque l'on est enfant. Je repars ainsi, le cœur réchauffé, amusée de voir ces deux personnages se débrouiller tant bien que mal dans notre siècle. Et, à chaque départ, je me demande si je les retrouverai le lendemain. Ils auront peut-être disparu, envolés vers des temps plus anciens, partis à la rencontre de leurs illustres aïeuls.