"Il ne peut plus rester chez lui"
« Il ne peut plus rester chez lui ». Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Des dizaines. Combien de fois l’ai-je prononcée ? Des dizaines aussi.
Il ne peut plus rester chez lui. Il doit quitter sa maison. Trop isolée, trop de terrain, trop d’escaliers à monter, trop d’espace pour un homme seul. Trop de tout et pas assez de rien.
Pourtant cette maison, c’est toute sa vie. Il y est né. Il y a vécu avec sa femme et ses enfants. Il l’a réparée, agrandie, entretenue pierre par pierre. Avant lui, ses parents, ses grands-parents. Plusieurs générations sous le même toit. Maintenant, il est seul dans cette maison, bien trop grande pour lui. Ses enfants sont partis les uns après les autres, volant vers d’autres horizons. Sa femme est morte depuis plusieurs années.
Maintenant, c’est lui qui s’éteint à petit feu. Il ne prépare plus ses repas, ne fait plus son ménage, ne ramasse plus son courrier, ne se lave plus. Il s’oublie, oublie le monde qui l’entoure et oublie sa maison qu’il aime tant.
Il ne peut plus rester chez lui. Mais pour aller où ?
Chez un de ses enfants ? Il lui faudrait tout de même déménager et s’adapter au rythme effréné d’une famille d’aujourd’hui, les enfants à l’école, les parents au boulot. Être le spectateur d’une vie en accéléré, est-ce la solution pour un « vieux » comme lui ?
En maison de retraite ? Pour quelqu’un qui a toujours vécu au grand air, sans contrainte horaire, sans voisin de table, sans porte fermée à clé, pas facile de changer. Et puis, il y a le coût. Ce n’est pas avec sa petite retraite d’agriculteur qu’il va pouvoir se la payer sa résidence quatre étoiles. Ses enfants pourront peut-être l’aider mais l’orgueil usé d’un vieillard, c’est de l’orgueil quand même alors ça non, pas question.
Il ne peut plus rester chez lui, faut faire avec les moyens du bord : portage des repas, aide-ménagère, distribution de médicaments et aide à la toilette. Voilà, le programme, ça tiendra le temps qu’il faudra, comme un pansement sur une blessure. Mais un jour, le pansement se suffira plus, la blessure sera trop importante. Il faudra agir et vite.
Il sera arraché à cette maison qui est devenue son tombeau. Arraché à ses racines et replanté ailleurs comme une vulgaire bouture. Peut-être qu’il s’y fera. Après tout, on s’habitue à tout. Mais, peut-être pas. Il se laissera glisser, doucement sans faire de bruit. Dans sa lente chute, il repensera peut-être à sa maison et à tous ses souvenirs qui lui semblent de plus en plus lointains. Et, dans un dernier souffle, il reverra l’allée de gravier, la porte en bois, les escaliers, la cheminée et tous les êtres que cette maison a abrités pendant de longues années et qu’il a aimés passionnément.